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Participations à l’ordre

Appel à propositions pour la revue Participations.

Coordination :

 Guillaume Gourgues (Université Lumière Lyon 2 – Triangle), guillaume.gourgues@hotmail.com

 Julie Le Mazier (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – Cessp), jlemazier@gmail.com

Les contours du monopole étatique de la violence physique légitime, loin d’être acquis, se trouvent en permanence redéfinis, tout comme le statut des acteurs qui effectuent des missions de maintien de l’ordre, de sécurité et de défense. Ce dossier de la revue Participations se propose d’explorer les formes de participation de citoyens volontaires et non-professionnels à ces missions, qu’elles soient reconnues, autorisées, approuvées ou patronnées par l’État, ou autonomes, selon la distinction avancée par Les Johnston (1996, p. 226), les frontières entre ces deux catégories étant au demeurant poreuses. En effet, si l’enrôlement des corps intermédiaires, notamment partisans, syndicaux et associatifs, dans la pacification des contestations sociales, donc le maintien de l’ordre public, a été particulièrement étudié (Shorter, Tilly, 1974 ; Fillieule, 2006), la participation des individus à la production de l’ordre est un chantier de recherche plus récent, auquel le présent appel souhaite apporter une contribution.

À la suite de Ian Loader (2000), Fabien Jobard et Jacques de Maillard (2015) observent une pluralisation et une hybridation de l’activité policière, vers l’international, vers le privé, avec l’essor d’un marché « sous contrôle » de la sécurité privée (Magnon-Pujo, 2011), mais aussi vers les citoyens, conduits à réaliser eux-mêmes des activités de surveillance ou de patrouille. On assiste ainsi à une dissociation entre la police, entendue comme « l’organisation policière (au sens de police publique disposant d’un mandat spécialisé) », et ce que la langue anglaise désigne comme le policing, « l’activité de police (au sens général de contrôle des comportements par l’utilisation potentielle de la force) » et la « production de la sécurité » (Jobard, Maillard, 2015, p. 225). Des dynamiques similaires peuvent être identifiées au sein des armées, avec le recours aux sociétés militaires privées (Foucault, Irondelle, 2013) ou aux volontaires non-professionnels, en dépit du mouvement de professionnalisation (Irondelle, 2011). Après les attentats de 2015 et 2016, le gouvernement français a ainsi cherché à étendre les effectifs de la réserve opérationnelle des armées et de la gendarmerie, désormais désignée comme « garde nationale ».

Les recherches sur cet ensemble de phénomènes ont notamment porté sur les pratiques dites de vigilantisme. Les travaux les plus récents évitent de les enfermer dans une définition trop rigide, et sont au contraire attentives au continuum qui peut exister entre différentes modalités de mobilisations de citoyens au service de la sécurité, entretenant elles-mêmes divers rapports à l’État, qui peut tour à tour, et selon les circonstances, les encourager, les coopter, les tolérer, les ignorer, les disqualifier ou les combattre. Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer proposent ainsi de désigner par vigilantisme des « pratiques collectives coercitives, mises en œuvre par des acteurs non étatiques afin de faire respecter certaines normes (sociales ou juridiques) et/ou d’exercer la “justice” » (2016a, p. 17) et d’en faire un analyseur de « la participation citoyenne au maintien de l’ordre » (p. 13).

Laurent Fourchard (2018a) identifie quant à lui plusieurs angles de recherche à partir desquels le vigilantisme a été appréhendé. Le premier est celui des relations complexes et fluctuantes que les groupes qui le pratiquent entretiennent avec les agents de l’État, dans une perspective d’anthropologie de la souveraineté. Des travaux d’histoire des polices coloniales ont permis, dans un deuxième temps, de montrer que les autorités coloniales ont souvent délégué les fonctions de police à des unités vernaculaires ou à des groupes de vigilantes en dehors des zones de peuplement européen (Blanchard, Deluermoz, Glasman, 2011 ; Blanchard, 2012). Les pratiques de vigilantisme peuvent être réinscrites, troisièmement, dans le cadre de réformes policières, menées notamment depuis la fin des années 1970 au nom du community policing, notion floue aux usages multiples qui renvoie à « une implication accrue de la population dans la définition des problèmes de la délinquance et dans les activités de la police pour prévenir et agir contre la délinquance » (Jobard, Maillard, 2015, p. 179). Dans ce cadre, l’implication des communautés peut passer non seulement par des réunions entre police et habitants, mais par une participation directe à l’activité policière, lorsque des renseignements utiles au travail d’enquête sont collectés à l’occasion de ces réunions, ou encore que sont mis en place des dispositifs de surveillance de voisinage ou de patrouilles citoyennes (Bayley, 1994). Une autre entrée possible consiste à interroger la façon dont les pratiques de vigilantisme contribuent à la construction de communautés morales. Les déviances qu’elles traquent et sanctionnent ne sont en effet pas simplement des délits condamnés par la loi, mais des comportements, des violations de normes morales ou civiques et des groupes perçus comme menaçant la cohésion d’une communauté que le vigilantisme contribue alors à définir par le contrôle social qu’il exerce (Fourchard, 2018b). Enfin, des travaux interrogent les trajectoires de groupes de vigilantes et des individus qui y participent : que font-ils et qui sont-ils (Favarel-Garrigues, Gayer, 2016b) ?

Ce dossier entend rassembler des contributions explorant la genèse de la participation à l’ordre (offre descendante, réponse à une mobilisation), les pratiques qu’elle recouvre (enrôlement des citoyens, actions concrètes), leurs éventuels appropriations ou détournements par les acteurs impliqués, leurs effets à la fois sur les rapports sociaux localisés et sur la conduite de l’action publique, ou encore leurs attendus et registres de légitimation. On s’intéressera aussi bien au vigilantisme qu’aux dispositifs initiés par l’État sous la forme d’une offre d’engagement volontaire dans la police ou les armées. L’objectif est de faire dialoguer ces recherches foisonnantes avec la littérature sur la participation citoyenne, qui s’est jusqu’à présent peu intéressée à ces objets (le maintien de l’ordre, la sécurité des biens et des personnes), et à ces modalités d’implication des citoyens, où ces derniers ne sont pas tant incités à participer à l’élaboration ou à la discussion de l’action publique qu’ils ne l’exécutent eux-mêmes. Les contributions pourront s’appuyer sur des terrains d’enquête présents ou passés, français ou étrangers. Plusieurs axes seront privilégiés.

  • Axe 1 : la production participative de l’ordre comme mode d’être de l’État

Il s’agira d’abord, classiquement, d’interroger les interactions complexes entre les citoyens impliqués dans les dispositifs de participation à l’ordre et les acteurs étatiques, au sein des polices, des armées et des administrations, et cela à leurs différents échelons. De ce point de vue, le couplage entre participation et sécurité peut se comprendre sous un angle économique. Le vigilantisme a ainsi pu être décrit comme une forme bon marché de maintien de l’ordre (a cheap form of law enforcement) (Pratten, Sen, 2007), et l’implication de citoyens ordinaires revient de fait à sous-traiter à moindre coût des missions de sécurité et de défense. La plupart des chercheurs travaillant sur le vigilantisme refusent cependant d’interpréter ses manifestations contemporaines comme de simples effets du néolibéralisme ou d’une faillite de l’État, celui-ci se déchargeant sur la société (ou le marché) des fonctions de maintien de l’ordre dans le cadre des programmes de privatisation et d’ajustement structurel. Aussi suggestive soit-elle, cette hypothèse postule en effet un monopole antérieur, effectif et complet, de l’État sur la violence légitime, qui n’a peut-être jamais existé. Bien plus, les États autoritaires sont les premiers à compter sur la mobilisation de la population pour les activités de surveillance (Brodeur, Jobard, 2005) ou pour servir d’appui à la police, l’extension des logiques de surveillance dans ces régimes pouvant aller jusqu’à se nicher dans des dispositifs revendiquant la promotion de la « participation citoyenne » (Allal, 2016). Attentifs aux configurations locales et nationales, les chercheurs préfèrent ainsi mettre l’accent sur le redéploiement permanent de l’État.

Les contributions pourront ainsi interroger les genèses de participations citoyennes à l’ordre, qu’elles soient récentes ou plus anciennes (Brown, 1975 ; Houte, 2013). On s’attachera à montrer les formes de contrôle qu’exercent sur elles la police ou l’armée, les garde-fous qui permettent aux professionnels des forces de l’ordre de conserver leurs prérogatives comme leurs éventuels ratés, lorsqu’ils se font déborder. On étudiera la diversité des registres sur lesquels l’État les appréhende – sollicitation, planification, soutien, coopération, légalisation, instrumentalisation, complicité, laisser-faire, défiance ou sanction – ainsi que les stratégies des vigilantes pour obtenir leur reconnaissance par les acteurs étatiques (Abou Moumouni, 2017).

  • Axe 2 : défense, sécurité et production de la « citoyenneté »

Ce dossier visera également à explorer l’hypothèse de la production d’une certaine forme de « citoyenneté », et de définitions de ce que c’est qu’être un « bon citoyen », concurrentes à d’autres, dans cette participation à l’ordre. Les institutions militaires ont en effet, par le passé, joué un rôle dans la politisation des classes populaires (Weber, 1983 ; Larrère, 2016). Aujourd’hui, certains pans de l’action publique de sécurité et de défense, notamment en matière d’antiterrorisme, s’opèrent moins au nom de la défense de l’État que de la protection de la nation, manière d’en faire l’affaire de tous (Codaccioni, 2015). Peut-on considérer que les institutions de sécurité et de défense (re)deviennent un vecteur central de production de la « citoyenneté » ? Dans quelles circonstances peut-on en venir à considérer que la sécurité et la défense sont les principaux biens que les citoyens devraient attendre des entités politiques auxquelles ils appartiennent, et qu’ils devraient contribuer à fournir en retour ? Tout se passe en effet comme si l’appel à l’implication des citoyens sur des questions de sécurité et de défense ainsi que les mobilisations habitantes sur ces thèmes étaient florissants, sans être radicalement nouveaux (Germain, Poletti, 2009). C’est parfois le lexique même de la « participation » qui est remobilisé sur ces sujets, comme en témoigne le dispositif « participation citoyenne » de la gendarmerie française, qui organise avec le maire d’une commune et les résidents d’un quartier des actions de prévention et de surveillance encadrées par les gendarmes mais réalisées par les habitants.

On interrogera ainsi les effets civiques qui sont attendus de ces dispositifs par leurs initiateurs et promoteurs, comme les effets qu’ils ont sur leurs participants, en termes, par exemple, de sentiment d’appartenance ou d’appropriation de valeurs. On questionnera les frontières qui sont dessinées entre les « bons citoyens » et les déviants dans et par ces pratiques. Y a-t-il par exemple des cibles privilégiées, un « gibier de police » (Jobard, 2010), propres à ces amateurs du maintien de l’ordre ? Les contributions pourront également être attentives aux modes de légitimation de la participation à l’ordre. Au nom de quels mots d’ordre (autodéfense, souveraineté populaire...), de quelles références historiques, attestant par exemple d’une « survie du vieil imaginaire révolutionnaire de la mobilisation civique » (Houte, 2015, p. 114), de quelles entités politiques ou instances, l’action est-elle menée ? Les savoirs et discours autour de la gestion des risques et des crises, voire sur l’avènement d’une « société du risque » (Beck, 1992), la diffusion large de notions d’inspiration psychologique comme celles de « résilience » ou de « prévoyance » (Comby, Grossetête, 2012), et les injonctions faites dans ce cadre aux citoyens ordinaires de prendre en charge leur propre sécurité, jouent peut-être un rôle.

  • Axe 3 : pratiques et trajectoires des participants à l’ordre

Dans la mesure où il s’agit de participation volontaire, se pose la question de savoir qui s’engage. Y a-t-il des trajectoires sociales, scolaires, professionnelles, politiques ou résidentielles qui favorisent la participation à l’ordre ? Sont-elles homogènes ou diverses ? Quelles sont les compétences mobilisées et où ont-elles été acquises ? Quels jeux de réputation et de légitimation, ou quels usages de la violence, permettent à des citoyens ordinaires d’exercer des fonctions de maintien de l’ordre ? Quels sont les ressorts d’éventuels désengagements ? Des recherches récentes ont par exemple interrogé le rôle des femmes dans des pratiques de vigilantisme qu’on pourrait penser réservées aux hommes (Fourchard, 2016 ; Sen, 2016). On s’interrogera également sur les possibles rétributions de ces activités, sur les logiques de professionnalisation dans les secteurs public ou privé de la sécurité ou de la défense, et plus largement sur les perspectives de mobilité sociale qui sont attendues ou offertes.

C’est également la trajectoire des groupes eux-mêmes qui pourra être étudiée, avec leurs transformations, les conditions de leur entrée ou de leur sortie des pratiques de maintien de l’ordre, la place que ces dernières tiennent dans l’ensemble de leurs activités, dont la sécurité peut n’être qu’une des dimensions. Les contributions seront ainsi attentives à ce que font concrètement les membres de ces groupes et dispositifs, ainsi qu’à leurs contextes d’émergence. Les problèmes d’insécurité et de délinquance ont constitué et constituent encore, par exemple, un terrain d’expérimentation pour nombre d’activistes liés au Community Organizing, au premier rang desquels Saul Alinsky. Celui-ci, après avoir étudié la criminologie, entame une carrière d’organisateur dans Chicago Area Project qui vise à résoudre le problème de la délinquance juvénile en agissant sur l’organisation du lien communautaire à l’échelle des quartiers de la ville (Balazard, Talpin, 2016 ; voir aussi Fung, 2004). Dans cette perspective, la participation à l’ordre sera entendue en un sens large, incluant par exemple les services d’ordre militants (Sommier, 1993), le vigilantisme numérique (Dennis, 2008 ; Loveluck, 2016), les revendications autour de la légitime défense (Codaccioni, 2018), ou encore les dispositifs de « médiation » organisés autour de la gestion des conflits entre voisins.

Modalités de soumission des propositions d’article :

Les propositions d’article, en anglais ou en français, d’une longueur de deux ou trois pages, s’attacheront notamment à détailler précisément leur(s) terrain(s) d’enquête et les méthodes de validation empirique de leurs résultats. Elles seront envoyées aux coordinateurs du dossier, Guillaume Gourgues (guillaume.gourgues@hotmail.com) et Julie Le Mazier (jlemazier@gmail.com), avant le 15 mars 2019.

Les articles, quant à eux, ne devront pas dépasser 60 000 signes, espaces compris, et devront respecter les consignes aux auteurs de la revue. Ils seront attendus pour le 1er juillet 2019.

Calendrier :

 15 mars 2019
Envoi des propositions d’articles.

 31 mars 2019
Réponses aux propositions.

 1er juillet 2019
Envoi des articles aux coordinateurs du dossier.

Après relecture par les coordinateurs, chaque article sera soumis, anonymisé, à deux évaluateurs, dont un extérieur à la revue, qui émettront un avis favorable ou défavorable à la publication, ou proposeront des modifications mineures ou majeures.

 2020
Publication des articles acceptés après une double évaluation anonyme.