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In memoriam Dominique Malaquais

Dominique Malaquais (1964-2021)

Après une très longue maladie, notre collègue Dominique Malaquais, historienne et critique de l’art africain contemporain, chercheuse à l’Institut des mondes africains et membre du conseil pédagogique de la mention Arts, Littératures et Langages de l’EHESS, est décédée dimanche 17 octobre à 2h du matin.

Dominique était l’une des plus grandes connaisseuses actuelles de l’art africain contemporain, et plus précisément des scènes camerounaise, sud-africaine et congolaise. Après une formation et une carrière dans les universités prestigieuses de la côte Est des États-Unis, dont elle était citoyenne bien que d’origine française, elle était venue s’installer à Paris pour y poursuivre sa carrière en tant que chercheuse en science politique au CNRS et enseignante dans notre École. Dominique Malaquais avait aussi une activité de commissaire d’exposition (Kinshasa Chroniques, 2020), de critique d’art, de documentariste, d’éditrice et de traductrice (notamment de l’autobiographie de Winnie Mandela). Elle venait - malgré la maladie - de soutenir son habilitation à diriger des recherches (le 28 juin 2021 à l’EHESS) et avait organisé plusieurs manifestations scientifiques et artistiques dans le cadre de la saison Africa2020 (Afriques : Utopies performatives). Elle était par ailleurs lauréate de la bourse résidentielle Camargo-EHESS pour la saison prochaine.

Dominique était aussi la fille de Jean Malaquais, grand poète et écrivain de langue française, originaire de Varsovie et apatride.

L’œuvre et la carrière de Dominique Malaquais restent uniques. Sa connaissance de l’art africain reposait sur un travail de plus de trente ans avec de nombreux collègues sur place. Sa disparition ouvre la tristesse infinie de perdre une amie ; elle laisse un grand vide dans les recherches sur l’Afrique contemporaine, et nombre de ses collègues et de ses étudiant.e.s démuni.e.s.

Notre sympathie va à son mari et à sa mère, comme à tous ses proches à travers le monde.


Ses collègues de l’IMAF et de la mention ALL.


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Hommage de l’INHA (institut national d’histoire de l’art) à Dominique.

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J’éprouve pour le travail de Dominique une très grande admiration et pour sa personne une profonde affection. Je n’ai appris que lors de son jury de HDR qu’elle était la fille de Jean Malaquais, auteur des Javanais, ce qui a ravivé chez moi un souvenir inaugural car lorsque j’étais en terminale, j’avais rédigé une dissertation sur le livre d’un militant pacifiste belge, Jean Van Lierde intitulé « Six mois dans l’enfer d’une mine belge » et ce livre m’avait amené à lire Les Javanais, ce livre extraordinaire écrit en 1939 par Jean Malaquais, également consacré à une expérience de mineur. Cette filiation m’a fait mieux comprendre les engagements philosophiques et politiques de Dominique : le sens de l’éthique lui fut transmis dès le biberon ! Le profil intellectuel de Dominique est des plus originaux car, en raison de son histoire personnelle, elle parcourait avec la même aisance les écrits en anglais et en français et se situait instinctivement au-delà des fantasmes relatifs à une soi-disant « idéologie anglo-saxonne ». Mais elle savait franchir d’autres frontières mieux gardées encore, comme celles qui séparent nos disciplines : l’anthropologie, l’histoire, l’histoire de l’art et les sciences politiques. Elle savait aussi varier les terrains sans jamais tomber dans les facilités de la littérature de voyage. Le Cameroun, le Congo, l’Afrique du Sud étaient ses principales destinations mais elle prêtait aussi une attention soutenue aux diasporas africaines dans les grandes villes globales. Mais ce qui marque par dessus tout la démarche de Dominique, c’est l’étroite connivence qu’elle a su établir avec des artistes et intellectuels africains qui ne constituèrent jamais pour elle un vivier où puiser de la matière à accommoder à des fins universitaires personnelles. Au fil des ans, elle a construit un réseau de complicités impressionnant avec des artistes, des écrivains, des scénographes, des collectionneurs, des commissaires d’exposition, des anthropologues, des cinéastes, des réalisateurs, des acteurs, des musiciens et … des DJ. Dominique avait compris mieux que personne que les chercheurs occidentaux ne pouvaient plus dresser le portrait de personnes et de cultures entières au nom d’une autorité académique sans partage. Non seulement nous sommes tous amenés à repenser à tout moment les moyens rhétoriques dont nous usons, mais nous sommes aussi invités à partager nos regards et à coproduire nos discours avec nos hôtes sur le terrain et dans les universités des pays dits par commodité « du sud » faute de pouvoir les désigner objectivement. L’ère de l’exploitation minière (nous revenons à la mine) d’informateurs plus ou moins ignorants de la raffinerie à laquelle on les destine est révolue. Chez Dominique, le souci du partage n’avait rien à voir avec les consignes du politiquement correct : elle y procédait comme « naturellement », avec une générosité spontanée et un sens aigu de l’empathie et de la complicité.


Jean Paul Colleyn
Directeur d’études, IMAF


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De la revue Politiques africaine :
Hommage à notre grande amie Dominique Malaquais

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Je pensais que, cette fois encore, Dominique réussirait à s’élever; que sa force de vie incomparable permettrait de tromper les attendus et de tracer de nouveaux possibles. Vertige d’un vide auquel on s’attendait, mais tout de même…..
« Plier parfois, avancer toujours, mais ensemble » aurait pu être sa devise avec « déborder » et peut-être, « power to the people ». Vivre passionnément, emmener les autres avec soi pour créer et transmettre. Dominique avait cette intranquillité productive des personnes qui savent que le temps est court et qu’il y a tant à faire. « Faire ensemble », disait-elle à la soutenance de son habilitation à diriger les recherches en juin dernier. Cette idée était une ligne de conduite et même une éthique de femme et de chercheure que l’on rencontre rarement. Dominique forgeait des projets comme des amitiés avec les artistes, les chercheur.e.s et les étudiant.e.s, sans distinction et sans égo. Dominique a beaucoup œuvré pour faire connaître les arts contemporains africains en Afrique, en Europe et aux États-Unis. Et pourtant toujours discrète, elle préférait mettre son expertise rigoureuse et ses relations planétaires au service d’un nous.
Dominique et moi nous connaissions par l’écriture avant de travailler ensemble pendant trois ans avec Christine Douxami, Katia Gentric et Julie Peghini dans le séminaire de l’I.M.A.F., Les Arts en Afrique et dans les diasporas devenus Dialogues Afriques. Nous partagions l’Atlantique noir: un pied en France, l’autre aux États-Unis et les bras tendus vers l’Afrique. Dominique m’a « embarquée » dans ses collaborations. Elle a initié des rencontres que je n’aurais jamais faites seule et des discussions que je n’aurais certainement pas eues.
Nous discutions souvent de l’engagement, de la justice sociale et du rôle du chercheur dans ce monde. Cette conversation devait se concrétiser par deux nouveaux projets. A mon tour désormais d’inventer des collectifs mais je n’oublierai pas: « Plier parfois, avancer toujours, mais ensemble ».

Merci Dom, my deepest gratitude,
Smiles,


Sarah Fila-Bakabadio, CENA, Maîtresse de conférence de l’Université Cergy-Pontoise


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Dominique’s first class as a graduate student at Columbia, in 1988, was also my first class there as visiting faculty. She immediately stood out as the outstanding member of that seminar. In her dissertation, a study of Grasslands royal architecture, she introduced the concept that buildings derive social meaning not only through their construction, but equally, at times, through their manner of destruction. This breathtaking insight was too much for some distinguished members of her dissertation committee, who failed to perceive the brilliance of her study. Across 33 years, first as student, then as colleague and friend, Dominique more than fulfilled my early expectations. We shared professional adventures, from organizing the (unwieldy) New York version of the 1996 exhibition “Africa: The Art of a Continent,” to leading a 1998 study tour with sometimes reluctant graduate students through the war-torn Casamance in Senegal. One October, I used my entire annual departmental lecture fund to bring Dominique from Paris to Wesleyan to present a seminar. Her arrival coincided with an unprecedented, early autumn New England blizzard. Wesleyan was officially closed; we persisted, driving into Connecticut, through snow and around fallen trees. Eventually, Dominique presented a (typically) wonderful lecture… to two students. That was the last time I was entrusted with my department’s research budget.
As colleague, Dominique was always helpful, whether reading and improving my prose style – in English as well as in French; or serving on international research teams in Portugal; or participating in conferences at the Institut National d’Histoire de l’Art. Above all, as a friend, she provided both practical advice and emotional support during the most critical moments in my career. My former student became, in a sense, my guide through the intricacies of fashioning a bi-continental, bilingual academic career.
As a scholar, Dominique possessed, simply stated, the most original mind of any Africanist I have ever known. Her American colleagues implicitly recognized this when she was elected President of the Arts Council of the African Studies Association (ACASA). It was, however, in Paris that Dominique found - or rather created – a more appropriate venue for her discipline-crossing and uniquely innovative work.


Peter Mark, Professor of Art History, Emeritus, Wesleyan University, Middletown, Connecticut


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J’ai eu l’honneur de connaître Dominique Malaquais au moment de ma soutenance de thèse. Je dois avouer qu’au début je ne comprenais pas l’insistance de mon ancien directeur de recherche, Jean-Paul Colleyn, qui voulait à tout prix que Dominique soit membre de mon jury. Sa délicatesse, sa rigueur et son humanité s’exprimaient à travers chacun de ses commentaires. Mes souvenirs de Dominique sont paradoxalement silencieux, faits de sourires qui me donnaient de l’assurance au moment de mes présentations en public sur les discours et pratiques postcoloniales et décoloniales de ma recherche. Elle avait un regard quasi haptique qui accompagnait et soutenait mes prises de position au moment du partage de mon travail. Grâce à son ouverture aux projets expérimentaux entre art et anthropologie, nous avions pu partager véritablement sur nos positionnements et engagements éthiques, politiques et esthétiques. Nous discutions sur les significations plurielles du coauthorship et sur les méthodes collaboratives et plurilingues. Nous partagions l’idée d’un apprentissage par la communication, la collaboration et le processus créatif des artistes, avec lesquels on devient amis, collègues et membres d’une famille globale.
Dominique et moi, nous envisagions de collaborer à de futurs projets communs. Après une longue pause due au Covid19, Dominique a entrepris son voyage "à travers plusieurs mondes", comme le dirait Appia, avant que nous puissions nous revoir. Dans ma tristesse, juste après son départ, le destin m’a fait rencontrer certains des artistes qui ont aimé Dominique et ont collaboré avec elle. Lors de chacune de ces rencontres, nous l’avons commémorée et, ensemble, nous avons interprété cette chance de partage comme un don, comme si c’était une façon de continuer nos échanges avec elle sous d’autres formes, par un "nous" cher à Dominique, et qui défie le sens du temps et de l’espace.
Toujours Rest In Power.


Maica Gugolati Ph.D.
Anthropologue et Philosophe
Docteure en Anthropologie Sociale - Institut des Mondes Africains (IMAF)


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Pour Dominique
Comment trouver les mots justes pour raconter Dominique — comment, en cherchant à les poser, recourir à un je qui surplombe et recouvre un nous qui lui était si cher ?
Cela fait deux mois ronds, bien révolus, que j’ai reçu ce coup de téléphone irréel. Souvent j’oublie — qu’il a eu lieu, que c’est arrivé. Oublier, c’est éviter de se perdre. Ces derniers mois, dans les aléas tant de la vie que de la post-pandémie, nous ne nous étions qu’entre-aperçues. Cela ne paraissait pas grave. Nous avions besoin de temps pour nous, et savions qu’à chaque rencontre, les choses reprendraient là où l’on les avait laissées. Notre dernier échange est dérisoire : un bref aller-retour par mail. Dominique m’informait avoir fait ce qu’elle faisait si souvent — partager un contact pour créer des liens et des forces de pensée, je lui répondais en quelques lignes par une question de lecture, en attendant de se voir. Certainement dans un café, en bas de chez elle.
C’était toujours merveilleux de partager un café avec Dominique. Elle parlait avec passion et écoutait avec un intérêt jamais feint. C’est autour d’un café que nous avions fait connaissance, il y a presque dix ans, après une timide soutenance de master à laquelle Odile Goerg l’avait conviée. C’est autour d’un café que nous nous étions retrouvées plusieurs années plus tard, autour d’un café qu’elle m’avait généreusement conviée dans les coulisses du projet Panafest. Autour d’un café, encore, que nous avions caressé des projets zaïrois. Elle m’a accompagnée et soutenue dans de nombreuses écritures, avec endurance, sans jamais s’agacer des choses qui ne glissaient pas. De nos discussions, je ne me souviens pas l’avoir jamais entendue dire non : elle nuançait parfois, souvent en convoquant lectures, auteurs et conseils avisés, mais jamais sur la base de sa propre compréhension des choses. Humblement, elle plaçait l’intuition et la question en rempart à l’idée arrêtée. Non pas comme une posture, mais comme une condition à la fabrique d’un savoir pluriel, produit en et par une communauté en mouvement, fluide, de recherche et au-délà. Un être ensemble, dirait-on à Kinshasa où elle souhaitait tellement retourner. Pour cet être, ma dette envers elle est immense. Alors je, nous nous souvenons. Godspeed, D.


Aline Pighin
Doctorante, Cessma, université de Paris


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Penser ensemble

Nous sommes très nombreuses, dans ma communauté d’amies et de chercheuses, à nous sentir orphelines sans Dominique, tant son travail et sa façon d’être et de faire nous ont profondément transformées à jamais. Si bien qu’il est difficile d’écrire ces quelques mots qui, tout en se voulant simples, tentent de dire ce qu’elle représente pour nous, ou plus précisément pour moi. Dominique pratiquait la recherche dans sa plus belle et haute forme, telle que j’imagine qu’elle devrait être : généreuse à de multiples niveaux, véritablement horizontale, réflexive, toujours prête à prendre des nouveaux chemins - et donc des risques et faire face à des moments, assumés, de « ne pas savoir » -, profondément expérimentale dans les formes qui la rendaient accessible et partageable et qui étaient encore une autre manière pour penser le sujet en question, en en restituant ainsi toute sa complexité.

Parmi toutes les figures qui, dans l’historiographie, ont été associées à l’historien.ne, il y en a une qui me plaît et m’inspire particulièrement : celle qui rapproche le travail de l’historien.ne à celui d’un électricien qui raccorde les connexions perdues du fait des spécialisations aréales ou disciplinaires qui les invisibilisent, faisant ainsi émerger des nouvelles choses, questionnements et liens. Il me semble que c’est aussi cela que faisait Dominique, en raccordant des espaces, des idées et des pratiques qui ne sont pas souvent pensés ensemble.

Un petit souvenir qui, pour moi, en dit long sur sa profonde intelligence et sa sensibilité. Dominique était aussi là, à toutes les étapes, pour nous soutenir dans le parcours du combattant en vue de la recherche d’un poste : relecture de dossiers, écriture des plus belles lettres de soutien qui « augmentaient », par leur contenu, le questionnaire du programme de recherche en soi, préparations aux concours... Je me souviens de deux oraux blancs. Quand venait le tour de Dominique de poser sa question, deux mouvements intérieurs se faisaient jour en écoutant attentivement sa belle voix, assurée et douce : d’un côté, je savais que cette question-là, trop profonde, n’allait pas « tomber » à l’oral et de l’autre, simultanément, la ‘trouille’, comment seulement commencer par y répondre ? Devant mon embarras face aux propos que j’avais bredouillés, Dominique volait à nouveau à mon secours, en me disant : « Ce sont des questions que je me pose aussi ». Penser ensemble. Ces questions ne sont effectivement jamais tombées mais elles étaient précieuses car elles mettaient le doigt sur ce qui comptait vraiment. Elles m’accompagnent toujours.


Marian Nur Goni, Maîtresse de conférences, Université PARIS 8 Vincennes - Saint-Denis