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Axe 1 : Fabrique et circulation des savoirs

Si les questions épistémologiques traversent la plupart des études menées au sein de notre laboratoire, elles prennent une importance particulière au sein de ce premier axe de recherche. Il s’agit en effet d’étudier la production et la circulation des savoirs en Afrique ou sur l’Afrique, des deux côtés du Sahara, en explorant notamment les pratiques écrites et orales qui ont contribué à l’élaboration de ces connaissances.

Savoirs et savants africains
Face à la domination des sources exogènes, la volonté de retrouver des voix africaines pour reconstruire les passés africains ou pour appréhender le présent a été l’une des priorités des chercheurs s’intéressant à l’Afrique depuis les années 1960. Pour poursuivre dans cette direction, une part importante de nos recherches porte sur les productions savantes des lettrés, intellectuels et érudits africains. Ces recherches autour de l’histoire intellectuelle et de la culture manuscrite ou orale font évidemment une large place à l’étude des langues africaines afin de saisir dans leurs propres termes les représentations du monde, les connaissances et les points de vue extra-européens véhiculés par les textes oraux ou écrits.
Nous nous intéressons aux formes de récits et de littératures endogènes, aux manières dont a été pensée et énoncée l’histoire au sein des sociétés africaines, aux pratiques d’écriture et à leurs usages diversifiés sur le continent pour les périodes anciennes et modernes (hors du champ des productions écrites coloniales), notamment à travers l’analyse de la culture manuscrite et imprimée dans plusieurs espaces du continent africain (Maghreb, Sahara, Afrique de l’Ouest, Zanzibar, Madagascar et Éthiopie majoritairement). L’étude de matériaux en arabe, en ge‘ez et en ajami (utilisé pour la transcription des langues africaines), mais aussi en malgache, en haoussa, en kanouri, en ndembu, en mandingue, en swahili ou en tamasheq, combinée à une réflexion sur les formes de la narration et de la production écrite ou orale, permet de penser les manières dont se disent ou se sont dits la religion, le pouvoir, le droit, la propriété, l’identité, les hiérarchies sociales ou l’appartenance dans ces sociétés. Par ailleurs, cette attention aux formes de production narrative ou pragmatique en langues vernaculaires nous conduit à reconstituer les milieux intellectuels ou savants et à interroger les contextes et les enjeux de cette production.

Genèse des savoirs sur l’Afrique : les acteurs de terrain
La généalogie des savoirs, des récits et des imaginaires exogènes sur l’Afrique est abordée en privilégiant un questionnement sur les personnes, les méthodes et les sources qui ont façonné ces connaissances académiques ou ces représentations, qu’elles soient de nature littéraire, ethnologique, juridique, historique, archéologique, linguistique, géographique, naturaliste, psychiatrique ou médicale. Notre attention se porte plus particulièrement sur les acteurs de terrain qui ont contribué ensemble à l’élaboration de ces savoirs occidentaux sur l’Afrique dans un contexte précolonial, colonial ou postcolonial. Cela suppose d’examiner les interactions entre, d’un côté, les Européens (chercheurs, voyageurs, administrateurs coloniaux, missionnaires, médecins…), et, de l’autre, leurs collaborateurs africains (interprètes, drogmans, informateurs privilégiés, personnes ressources, enquêteurs et autres intermédiaires…). Si les questions de traduction, d’interlocution, d’auctorialité, de rapports d’autorité et de passage de l’oral à l’écrit sont au cœur de cette étude, la dimension biographique n’est pas oubliée. Sont interrogés le statut, le parcours, les déplacements, les motivations, les pratiques d’écriture et les réseaux (savants, professionnels, religieux, familiaux…) des Européens comme de leurs informateurs et interprètes.
Dans une perspective plus large, les missions scientifiques qui se sont succédé en Afrique font l’objet d’une étude comparative afin de montrer l’évolution de leurs méthodes, de leurs objectifs et de leurs résultats selon les disciplines, les institutions, les écoles et les contextes. Nos recherches traitent aussi des rapports entre sciences et colonisation en s’intéressant aux usages coloniaux et missionnaires de l’ethnographie ou de l’anthropologie physique, aux revues scientifiques coloniales ainsi qu’aux différents savoirs juridiques, psychanalytiques et psychiatriques ayant servi à construire le statut de l’« indigène » et de l’« aliéné mental » dans le droit colonial français.

Genèse des savoirs sur l’Afrique : sources et archives
L’analyse des sources et de leur processus de production est au centre de ces réflexions épistémologiques. Elle concerne notamment les archives filmiques et photographiques issues des missions dirigées par Marcel Griaule et par le Père Francis Aupiais. L’étude critique de ces images, de leur contexte de production, de leurs usages et de leurs commentaires permet d’éclairer les intentions de leurs auteurs ainsi que leur vision des sociétés africaines (ou du moins la vision qu’ils veulent imposer). Une analyse similaire s’applique aux collections d’objets africains, témoins des pratiques savantes de leurs collecteurs autant que des cultures matérielles de leurs producteurs.
Mais ce sont surtout les archives écrites (savantes, judiciaires, administratives ou missionnaires) qui retiennent notre attention. Examiner leurs modalités de production, leur matérialité, leur classement ainsi que les choix ou les registres d’écriture nous renseigne sur les habitudes graphiques ou les normes de notation propres à un contexte, une discipline, une profession ou un individu. Cette recherche nous permet simultanément de cerner les objectifs implicites et les présupposés du scripteur ou de ses commanditaires. Grâce aux différentes strates d’écritures disponibles, des notes de terrain au texte publié, il est possible également d’analyser la genèse de certains articles, ouvrages ou compilations scientifiques afin de démontrer l’influence des pratiques graphiques et du parcours biographique de tel ou tel chercheur sur ses procédés rhétoriques et sur ses activités cognitives, de l’interprétation de ses données à la construction de son propos.
Au-delà de l’approche génétique et de la contextualisation de différents fonds d’archives sur l’Afrique, nous nous interrogeons sur les enjeux scientifiques, politiques, mémoriels et patrimoniaux relatifs à leur sauvegarde, à leur numérisation ou à leur diffusion. Dans le prolongement de cette réflexion, nous poursuivons un programme de numérisation, de traduction, de compilation et d’édition critique de corpus anciens à la fois européens (documents ethnographiques, missionnaires, administratifs…) et africains (manuscrits éthiopiens, haoussa, arabes ou ndembu).

Au-delà du partage oral/écrit : oralité seconde, indexicalité et multilinguisme
L’IMAF a largement contribué aux réflexions pluridisciplinaires sur la question des pratiques d’écriture et des usages de la culture écrite en Afrique, dans un dialogue fécond avec les travaux de collègues étrangers, notamment anglophones. Dans la lignée de ces travaux et d’avancées plus récentes sur l’interface entre écrit et oral, nous nous intéressons conjointement aux pratiques ordinaires de l’écriture et de l’oralité telles qu’elles sont reconfigurées par des technologies récentes (Internet, téléphone portable, télévision) ou non (radio). Les passages d’un médium à l’autre (écrit lu à la radio, débats combinant interventions orales et écrites), et d’une langue à l’autre, sont à nouveau des objets d’investigation particulièrement riches. Les travaux sur la radio (Ouganda, Mali, notamment) continuent à questionner les dynamiques de la participation et de l’expression publique, tout en ouvrant des chantiers plus historiques sur les débuts de ce média. En associant étroitement anthropologie et linguistique, nous examinons aussi les rapports sociaux qui se manifestent à travers les pratiques langagières propres aux utilisateurs du Web et des téléphones portables.

Mondialisation des savoirs
Enfin, dans notre approche des savoirs produits sur l’Afrique et en Afrique, la question de la circulation des savoirs est importante et transversale à nos questionnements. On l’a vu, les figures d’interprètes linguistiques et de passeurs culturels sont essentielles à la compréhension des dynamiques de production du savoir autour de la conquête et de la période coloniale. Mais au-delà de ces interactions, nous nous penchons aussi sur la manière dont des savoirs globaux sont importés et réélaborés en Afrique. Ainsi, les discours sur le rapport au corps illustrent un phénomène combiné de mondialisation des schèmes et d’hybridation des savoirs, notamment dans le champ de la santé. L’émergence de guérisseurs autodidactes aux savoirs éclectiques, promoteurs de nouvelles expériences culturelles du soin, au-delà de toute frontière, interpelle désormais les institutions publiques nationales et internationales en matière non seulement de santé publique, mais également de Droits de l’Homme. Par exemple, la promotion de la médecine traditionnelle africaine par l’OMS est soutenue par la revendication identitaire de reconnaissance d’un héritage culturel ancestral et indigène.
Dans un tout autre domaine, et dans le prolongement de travaux sur l’histoire des savoirs du développement, nous abordons aussi la circulation vers des pays d’Afrique Australe d’un modèle de négociation syndicale développé à l’Université d’Harvard aux États-Unis à partir des années 1970. La thématique des circulations, des reprises, des médiations fait écho à des questionnements plus larges développés notamment sur la question des archives « non savantes », vernaculaires ou locales, en Afrique, à laquelle plusieurs membres de l’IMAF s’intéressent à partir de chantiers est-africains (Tanzanie et Zanzibar) et ouest-africains (Mali). Nous souhaitons avancer collectivement sur cette question, en étant vigilants aux conditions matérielles, politiques et intellectuelles de ces échanges. À nouveau, la constitution de corpus est envisagée, accompagnée d’une réflexion méthodologique et épistémologique sur les modalités du recueil, de la mise en série et de la diffusion éventuelle.