Accueil > Actualités > Rencontres

Ethnographies de la souffrance, ou la vie psychique de l’histoire

Ces conférences se dérouleront en mode hybride.
Connexion : https://unito.webex.com/meet/roberto.beneduce

Aucune pré-inscription.


Imaginaires religieux, savoirs thérapeutiques et pratiques rituelles en Afrique sub-saharienne

Roberto Beneduce (Université de Turin), professeur invité à l’EPHE.

Les conférences vont être consacrées à l’étude de ce que j’ai appelé ailleurs (Beneduce 2012 ; 2020 ; Gibson et Beneduce 2017) la « vie psychique de l’histoire », voire : les imbrications des temporalités dans les rituels thérapeutiques, l’expérience du religieux et la gestion sociale de la souffrance. Nous analyserons d’abord des questions méthodologiques, en particulier la place de la violence sociale et familiale (cachée, manifeste, « refoulée ») dans la recherche ethnographique sur les imaginaires religieux et les pratiques rituelles, en soulignant comment la difficulté à prendre en charge la dimension obscure et conflictuelle des relations sociales contribue parfois à orienter l’enquête, et à « construire » l’image d’une pratique, d’un champ de connaissance ou de pratiques (« l’animisme », « le sacrifice », « la sorcellerie », les « rituels religieux », la « médecine traditionnelle », par exemple), ou d’une société. Le non traitement de ce biais méthodologique a déterminé quelques faiblesses théoriques dans l’ethnopsychiatrie contemporaine ainsi que dans l’anthropologie du religieux.

Partant de cette question théorique et méthodologique, les conférences vont mobiliser certains terrains ethnographiques où j’ai mené mes recherches (Cameroun, Mali, Mozambique, Sénégal), chacun d’eux mettant en scène une expression particulière de la souffrance individuelle et sociale, où les domaines de l’expérience religieuse, du savoir thérapeutique local, de l’ontologie du corps, de la mytho-politique et de la mémoire historique se croisent, se superposent et se questionnent sans cesse.


1/ Troubles sur le plateau ou une ethnographie en retard. Conflit, violence et secret parmi les Dogon :

 26 mai, 10h à 12h, au 54 bd Raspail salle 9

Sur de nombreux terrains ethnographiques – dont le pays dogon (Mali) –, le poids de la tradition anthropologique est tel que le chercheur y menant aujourd’hui ses enquêtes doit sans cesse se positionner et composer avec ce qui a été défini comme un ensemble de « gatekeeping concepts » (Appadurai, 1986). La conférence aborde les problèmes méthodologiques d’une ethnographie développée sur ces terrains « denses » de travaux académiques, bondés de noms célèbres, où le regard du chercheur est souvent saturé de théorie. Nous tenterons de montrer que le risque de ne pas percevoir certains thèmes, conflits ou préoccupations devient dans de tels contextes très élevé. Nous nous appuierons sur la pensée et l’héritage de l’historien des religions Ernesto de Martino pour articuler notre approche et afin de saisir comment l’ethnologue peut se trouver littéralement pris en otage de ce qui a été déjà dit et écrit par des chercheurs/chercheuses qui l’ont précédé.

La conférence visera à mettre en lumière – à partir de cet exemple ethnographique concret – les zones d’opacité, les points aveugles de nos enquêtes, les expressions imprévues que peut prendre le « contre-transfert culturel », surtout quand on abord les thèmes de l’expérience religieuse ou les dimensions morales de la santé et de la maladie.


2/ Connecter les mondes. Savoir thérapeutique local, univers religieux et souffrance psychique, ou comment les guérisseurs soignent l’incertitude (Mali, Cameroun) :

 2 juin, 10h à 12h, au 54 bd Raspail salle 9

L’objectif de cette conférence et d’analyser quelques aspects de la cure rituelle en Afrique de l’Ouest, plus particulièrement parmi les guérisseurs du plateau dogon et parmi les Boulou du sud Cameroun. Comme on peut le constater en se situant dans le sillage de Jeanne Favret-Saada ou Éric de Rosny, les techniques thérapeutiques et le vocabulaire adoptés par les tradi-thérapeutes sont, dans les deux cas, révélateurs de stratégies rhétoriques, cognitives, symboliques que chaque guérisseur est capable d’activer. Mais si dans un cas (Cameroun) semble prévaloir la manipulation consciente des anxiétés du patient et des conflits familiaux par ce qu’Andras Zempléni a proposé d’appeler « usage social de la maladie » et des techniques ancrées dans des connaissances traditionnelles ou empiriques (divination, plantes médicinales), dans l’autre cas (Mali) le guérisseur travaille aussi sur la mémoire collective et mythique du groupe, en « co-activant » des images, des toponymes, des souvenirs des événements. Pour illustrer cette hypothèse, un chant rituel sera analysé de façon approfondie.


3/ La question sorcellaire en Afrique de l’Ouest :

 9 juin, 10h à 12h, au 54 bd Raspail salle 9

L’analyse de la sorcellerie que cette rencontre propose d’aborder a pour axes centraux deux thèmes en particulier. D’un côté, il s’agit de considérer ce que la sorcellerie et « l’anxiété sorcellaire », pour reprendre le terme de Jean-Pierre Warnier, dit de la psychologie, du religieux et de la conception du corps propres à chaque société, en montrant que les modèles anthropologiques qui ne prennent pas en compte ces aspects risquent d’être incapables d’expliquer la manière de fonctionner du discours sorcellaire, sa logique synécdochique et ses dimensions existentielles. Il conviendra, d’autre part, en partant de la « longue durée » de la sorcellerie en Afrique (et ailleurs), de se pencher sur son rôle dans la vie quotidienne des communautés et des familles, d’interroger « l’imbrication des historicités » qu’elle met en jeu ainsi que ses enjeux politiques bien reconnaissables tant dans les sociétés d’origine des migrants que dans les « théâtres de la citoyenneté » mis en scène aujourd’hui par les débats sur les droits humains et les politiques d’asile en Occident.


4/ Corps-animal et animisme africain. Retour sur le culte ndöp, la possession, l’ethnopsychiatrie de Fann-Dakar et les cures rituelles des troubles mentaux en Afrique (Maroc, Sénégal, etc.) :

 16 juin, 10h à 12h, au 54 bd Raspail salle 9

Souvent décrite comme une école de pensée capable de mobiliser alliances disciplinaires originelles et concepts novateurs à la frontière de l’ethnologie, la psychanalyse et la psychiatrie, l’expérience de Fann-Dakar a été aussi l’objet de controverses infinies qui ont fait de cette école le lieu par excellence des malentendus et des conflits épistémologiques postcoloniaux. En assumant ce que nous dit de la folie en Afrique le « spectre » de Fann-Dakar et son « héritage impossible » (Kilroy-Marac), nous considérerons lors de cette rencontre les dimensions politiques cachées d’un conflit qui semble opposer les tenants de la modernité psychiatrique d’un côté et les défenseurs des traditions thérapeutiques africaines de l’autre.

Nous proposerons d’appliquer au rituel ndöp – au centre des études de l’école de Fann-Dakar – et plus généralement à des données africaines, la théorie de perspectivisme élaborée par Descola, Vilaça et Viveiros de Castro à partir des exemples amazoniens mais généralisable à d’autres contextes culturels et qui permet d’appréhender sous un nouveau regard l’animisme. Nous nous appuierons pour le faire sur les mots et les images d’un film récemment réalisé dans un hôpital psychiatrique sénégalais, qui met en scène de manière unique les dimensions sociales et politiques de la souffrance, la voix des malades, et les enjeux religieux de la cure.


5/ Un passé insomniaque. Traumatismes historiques, ancêtres et crises de possession au Mozambique :

 23 juin, 10h à 12h, au 54 bd Raspail salle 9

Le Mozambique connaît une histoire tourmentée : de la guerre coloniale jusqu’à la guerre civile opposant la RENAMO (Resistência Nacional Moçambicana) à la FRELIMO (Frente de Liberação do Moçambique), sans oublier les violences plus récentes, le passé ne cesse d’y hanter le présent. En passant en revue plusieurs approches de ce passé et de ce présent douloureux, de « la cause des armes au Mozambique » (Geffray) aux ethnographies et travaux historiques de Harry West ou Paolo Israel, cette rencontre conclusive s’intéressera à la manière par laquelle les mémoires des atrocités ou des traumatismes collectifs, les savoirs thérapeutiques locaux, la rhétorique de la maladie et le discours politique (du gouvernement ou des forces de l’opposition) s’entrelacent en donnant forme à ce que j’appelle les « nœuds de l’histoire ». Par ce terme j’entends des lieux où les symptômes tels que les crises de possessions et les « transes scolaires » peuvent être pensés et questionnés comme des véritables « palimpsestes », où la crise de transmission des connaissances thérapeutiques « traditionnelles » révèle la lutte à la fois épistémologique et politique qui de l’époque coloniale à nos jours se déroule dans les territoires du religieux (les églises de la guérison et le néo-pentecôtisme), de la souffrance et de la cure.